Par Philippe Pierre, Consultant. Chercheur au sein du Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Economique (LISE-CNRS)
S’ouvrir aux autres lors d’une formation, plutôt qu’à l’évidence du désir et de la clôture de l’égo, n’est pas aisé, et nullement automatique. Chacun naît libre de se libérer de ses évidences, de ses préjugés. Cela prend du temps alors que nous vivons souvent, en entreprise, dans le culte du temps présent. Les romans longs, lents, les oeuvres difficiles nous rappellent qu’il faut du travail pour accéder à une vérité supérieure. Dans toute bonne formation à la gestion de la diversité, le sens « signification » s’équilibre avec le sens « sensation ». C’est une expérience des autres qui doit être « vécue ». Oui, il n’y a pas ceux qui sont différents et les autres, l’idée est de reconnaître l’Autre en chacun. En cela, la lutte contre les discriminations nous semble une condition nécessaire mais non suffisante. La lutte directe contre le racisme réclame de comprendre ce à partir de quoi se meut le raciste. Il en est de même pour la lutte contre les discriminations ethniques ou culturelles, de type systémique, celles qui touchent, pour une large part, à la répétition de « micro-inéquités » insidieuses et souvent inattaquables juridiquement (comme le fait de perpétuer, tous les jours, de mauvaises blagues à un collègue réputé différent des autres par sa couleur de peau ou son orientation sexuelle supposée). Les préjugés peuvent être combattus par la connaissance. Ce travail de déconstruction des représentations en vigueur dans la société est à faire pour les immigrés ou les personnes issues de l’immigration, les femmes, les jeunes, les seniors… Il est la première étape qui permet de valoriser les expériences déjà menées, d’analyser les dissensions pour les expliquer et les célébrer le cas échéant.
Les politiques de gestion de la diversité réclament un éclairage des normes conscientes et inconscientes et conditionnent de rappeler à chacune des personnes formées ce qui est « différent » en lui et possède, en germe, des caractéristiques susceptibles de déclencher chez les autres, des mécanismes de discrimination ou de valorisation des différences. Faire des catégories n’est pas en soi bon ni mauvais, c’est un procédé universel. Lorsque ces regroupements sont utilisés pour asseoir des jugements, on se doit d’éduquer à l’imprévu. Un exemple est donné par la formation des dirigeants aux bonnes pratiques de recrutement chez Glaxosmithkline France. On prépare aux techniques d’entretien basées sur des questions liées aux compétences. Le but est de savoir évaluer en profondeur les expériences passées d’un candidat. Un autre exemple est illustré par la sensibilisation sur le handicap avec Areva. On souhaite mieux identifier et comprendre les préjugés dont sont victimes les personnes handicapées dans le milieu professionnel. La sensibilisation est menée avec le concours d’une troupe de théâtre qui joue de courtes scénettes et oppose, par exemple, les clichés sur la personne en fauteuil et sur la personne diabétique, souvent oubliée quand on traite du sujet.
Précisément, toute tentative de « gestion » de la diversité amène à penser la complexité. Il faut savoir vivre dans la multiplicité des systèmes de signes, et être capable de passer d’un système de référence à un autre, prendre l’habitude du déchiffrage, de l’utilisation simultanée de plusieurs codes. La gestion de la diversité amène à rendre compte des articulations entre des domaines disciplinaires et à mêler différentes approches . Former à l’interculturel, c’est précisément former à la complexité de ces changements de culture et d’identités.
« On court le risque d’affabulation par oubli de dire, mutisme par
oubli d’en parler » rappelle M. GERY et les formations sont là pour ne
pas le négliger. Former à la lutte contre les discriminations,
répétons-le, c’est d’abord donner la possibilité de nommer chez celui
qui suit la formation, et avec lui, ce que l’entreprise ou la société
ne nomme pas ou peu. Dans les formations, quand elles sont réussies, on
doit composer avec des vérités qui ne sont pas toujours sa vérité. «
Apprendre un langage, c’est apprendre une forme de vie », disait L.
WITTGENSTEIN. Nous l’oublions souvent. Former à la lutte contre les
discriminations, c’est dire que la discrimination existe et qu’elle
peut exister sans que l’on cherche même à l’encourager. Prouver est une
deuxième étape qui consiste à tenter de ne plus appréhender les autres
à partir de nos catégories mentales pour déconstruire les normes et en
montrer les rapports de pouvoir. L’essentiel est toujours de déterminer
qui a le pouvoir de définir l’identité, de dominer et de le faire, en
quelque sorte, à deux reprises : dans des formes objectives (les
procédures d’accès aux postes par exemple) et aussi dans des visions
organisées du monde qui légitiment, largement inconsciemment, sous
forme de couples d’opposition, les rapports de définition ou de
domination (les logiques de la vocation professionnelle quand « les
éliminés s’éliminent » d’eux-mêmes du choix d’une profession, par
exemple) .
Une des clés de la réussite de ces formations à
la gestion de la diversité repose sur l’utilisation d’une pédagogie
particulièrement interactive (étude de cas, simulations…) et sur la
prise d’exemples d’intégration au travail ou de mise à l’écart, issus
de l’entreprise même. Ainsi, par exemple, quand une personne
non-voyante arrive dans un nouveau service et prend son poste, on
observe souvent une mobilisation de l’entourage immédiat qui apportera
les faxs, réalisera les photocopies, cherchera des adresses pour aider
la personne handicapée… En retour, la personne non-voyante, qui aura
tendance à se « sur-impliquer » au travail, trouvera d’autres chemins
pour arriver à une solution ignorée de ses collègues et apportera à
tous. Au-delà de la peur, du rejet ou de la surprotection, parfois des
trois phénomènes en même temps, l’implication du management sur des «
petites » choses très concrètes crédibilise le programme de ces
formations. L’important est de savoir ce que l’on peut réaliser ici et
maintenant comme avec les seniors dont l’avancement en âge
correspondrait à un moment de la vie où l’on ne peut plus devenir autre
chose qu’en référence à ce que l’on a été.
En cela, le principe de
toute politique de diversité, de tout programme de formation efficace,
est toujours le même : vaincre la honte ou le ressentiment par
l’expression. Pour les acteurs vulnérables de l’économie, il est
essentiel de trouver, ce que R. SENNETT appelle des « moyens
d’autodéfense émotionnelle » grâce au récit . Face au ressenti de la
discrimination, à son actualité, tout formateur aura à cœur d’offrir
ces espaces d’expression sécurisés.
Nous avons certainement besoin,
en cette matière, de nouvelles formes de description plus riches, de
nouveaux lexiques, qui traduisent la complexité des formes de
discrimination (directe, indirecte, systémique…). Comme nous avons
besoin d’outils simples de formation qui permettent à chacun, au
travail, de cerner ses identités respectives (l’aidant à se définir
soi-même et à définir l’autre). C’est à cette condition que nous
pouvons « entrer en relation, sinon il y a indistinction, fusion totale
et donc absence de relations » . Nous avons besoin de comprendre les
chaînes de discrimination qui lient stéréotypes, préjugés et
représentations. M. ALLLAL démontre ainsi que la dynamique
discriminatoire, qui trouve son origine dans le jugement a priori de
l’employeur sur les capacités productives du candidat, est alimentée
ensuite par certaines aptitudes réelles qui seront testées (problèmes
d’expression, de revenus…). Cette pérennisation des représentations
négatives se fondera sur l’existence de discriminations légales
perpétrées par la difficulté et le coût de la preuve de la
discrimination, le caractère non chiffrable, « anecdotique »
(systémique) du fait discriminatoire et le soupçon à l’égard des
victimes (problème du témoignage) . Les sujets finissent par se
conformer aux attentes et ne pas investir dans leurs propres
ressources. Les attitudes des victimes de discrimination vont avoir des
répercussions sur leurs aptitudes, vont confirmer les représentations
des employeurs comme elles peuvent encourager les stratégies
d’évitement des victimes.
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