Par Hamid Bouchiki, Professeur à l'ESSEC
Lorsque je me suis intéressé à la reprise-transmission d’entreprise,
à l’occasion de la création de l’Institut de la transmission
d’entreprise à l’ESSEC en 2004, j’ai été frappé par la prévalence de
discours techniques portant sur comment chercher une cible, déterminer
la valeur, négocier le prix, financer l’acquisition, optimiser la
fiscalité, prévoir les garanties d’actif et de passif, organier
l’accompagnement, etc. En même temps, j’ai souvent entendu les
professionnels qui interviennent, à un titre ou à un autre dans cet
univers, souligner l’importance de facteurs psychologiques,
émotionnels, irrationnels dans la reprise et la transmissions d’une PME. (...)
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Le vocabulaire utilisé pour parler de ces phénomènes comprend des
notions telles que «coup de foudre », « adoption», «passage de courant»
ou alors «répulsion», «rejet allergique », « méfiance», « faux
vendeur», « repreneur hésitant», etc. Et j’entends dire que, quand « le
courant passe» entre un cédant et un repreneur potentiel, les questions
techniques les plus complexes deviennent d’une simplicité divine. Mais
quand « le courant ne passe pas », que le vendeur est «faux» ou le
repreneur « hésitant», les questions techniques les plus simples
deviennent extrêmement compliquées. Ces observations appellent,
naturellement, une interrogation sur les phénomènes d’ordre
psychologique qui peuvent compliquer les choses simples et simplifier
les choses compliquées. Je vous propose de regarder du côté de
l’identité.
Si la transmission d’une PME provoque des attitudes et comportements imprévisibles, émotionnels et irrationnels, c‘est qu’elle met en jeu les identités du vendeur, de l’acheteur et de l’entreprise vendue. Pour que la transmission d’une entreprise soit possible et réussie, trois identités doivent changer. Le cédant doit détacher sa propre identité de celle de son entreprise. L’entreprise doit acquérir sa propre identité pour continuer à vivre sans son ancien dirigeant et, souvent, fondateur. Enfin, le repreneur doit également effectuer sa propre mue pour ne plus être le cadre dirigeant issu d’un grand groupe, comme c’est généralement le cas, et devenir un patron de PME. La thèse sera plus évidente, je l’espère, à travers la réflexion sur quatre types d’échanges commerciaux.
Quatre types d’échanges commerciaux avec des impacts identitaires différents
Imaginez-vous
dans la salle d’attente d’une gare et que vous ayez besoin d’un stylo.
Vous irez en acheter un dans le kiosque à journaux. L’acquisition du
stylo vous permet d’écrire quelques notes, mais ne change pas ce que
vous êtes. Le vendeur du stylo n’est pas plus changé que vous par la
transmission de l’objet. Enfin, les propriétés intrinsèques du stylo
restent constantes lors du transfert de propriété. En d’autres termes,
cette transaction commerciale est neutre pour les identités de
l’acheteur, du vendeur et du produit vendu.
Maintenant, imaginez
que vous êtes un « nouveau riche » et que vous décidiez d’acheter un
jet privé auprès de Dassault Aviation. Quand l’avion vous sera livré,
ses caractéristiques intrinsèques resteront inchangées. La transaction
n’altère pas non plus l’essence du fournisseur. Pour Dassault Aviation,
vous êtes un client parmi d’autres. En revanche, l’acquisition d’un jet
privé vous transforme. Vous n’êtes plus regardé de la même manière par
les gens autour de vous. Vous entrez dans le club des propriétaires de
jet privé. Et très probablement, vous-même n’aurez plus le même regard
sur qui vous êtes. Nous dirons que cette transaction commerciale altère
l’identité de l’acheteur, mais qu’elle est neutre pour l’identité du
vendeur et du produit.
Imaginons qu’au lieu d’acheter un jet privé, vous décidiez d’acquérir
un château prestigieux. Trouver un tel bien est déjà moins facile, car
la vente d’une propriété intimement liée à l’histoire d’une famille
n’est pas neutre. Dans ce cas, la vente peut être perçue par les
membres de la famille comme une perte de statut social et d’identité.
L’acquisition d’une telle propriété, comme celle d’un jet privé, altère
également l’identité sociale de l’acheteur qui ne sera plus regardé de
la même manière. La pierre, en revanche, reste indifférente en passant
d’un propriétaire à un autre. Cette transaction commerciale altère les
identités du vendeur et de l’acheteur, mais ne change pas les
propriétés intrinsèques du produit vendu.
Venons-en enfin au cas de la PME. Lorsqu’une grande part de l’être,
intime et social, du cédant est investie dans sa PME, l’idée même de la
vente est synonyme de perte d’identité, voire de mort sociale. De même,
l’identité d’une PME est souvent inséparable de l’identité de son
fondateur-dirigeant-propriétaire. Contrairement aux trois cas de figure
précédents, le transfert de propriété altère l’identité du produit
vendu. Enfin, lorsque le repreneur est, comme souvent, issu de
l’univers des grands groupes, voire de multinationales, l’acquisition
d’une PME met en Jeu sa propre identité professionnelle et sociale. Les
difficultés et risques liés à la vente d’une PME - notons d’ailleurs
qu’on ne parle pas de vente mais de transmission et de reprise –
découlent, à mon avis, de ce que ce genre de transaction altère les
identités du vendeur, de l’acheteur et du produit vendu.
Dans la suite de ce texte, je vous propose d’approfondir les manières
dont la transmission d’une PME met en jeu ces trois identités, avant
d’explorer quelques solutions susceptibles de faciliter l’adaptation de
ces mêmes identités. Mais commençons d’abord par un bref détour
théorique autour du concept d’identité et de son rôle dans la
transmission d’une entreprise.
L’identité et son importance dans la transmission d’entreprise
On
peut définir l’identité comme la réponse à deux questions intimement
liées : «Qui suis-je ? » et « Pour qui les autres me prennent-ils ?»
Pour qu’un individu – ou un groupe social comme une entreprise –
trouve sa place dans le monde et développe des interactions sereines et
durables avec son milieu, il ne ‘ faut pas qu’il y ait une trop grande
divergence entre l’identité pour soi et l’identité pour autrui.
L’identité est une clé importante pour l’étude des comportements, car
elle fixe les limites à l’intérieur desquelles l’être humain est
capable de raisonnements rationnels et d’adaptation. Tant que les
options stratégiques disponibles sont compatibles avec l’identité
établie, l’acteur est capable de calcul analytique et d’évaluation
rationnelle, froide, des options. Lorsque l’adaptation à des situations
nouvelles met en cause son identité profonde, l’acteur cesse cl’ être
rationnel. L’observation des individus et des groupes humains montre
qu’il est souvent plus facile ou acceptable de mourir dans une identité
plutôt que d’accepter d’en changer.
Alors qu’elle permet d’expliquer une grande partie des attitudes et
comportements des acteurs, notamment dans des situations de rupture
comme la transmission d’une PME peut en être une, l’identité n’est pas
facile à repérer. L’identité n’est pas visible comme un produit ou un
bâtiment peuvent l’être. Elle travaille, généralement, à un niveau
inconscient et relève du non-dit. Les professionnels de la
transmission, désireux de prendre en compte les phénomènes
identitaires, doivent savoir que l’identité, telle la loi de la
gravitation, ne peut pas être observée directement.
Elle ne peut être mise en évidence qu’à travers l’étude de ses
conséquences en termes d’attitude et de comportement. Revenons à la
transmission d’une PME et voyons comment, précisément, elle met en jeu
les identités du cédant, de l’entreprise et du repreneur.
Comment la transmission met en jeu les identités
La
transmission remet en cause l’identité du cédant, à ses propres yeux et
aux yeux de son entourage familial et social. Son entreprise est
devenue, au fil des décennies, une composante essentielle de son être.
Une dirigeante a très bien exprimé ce sentiment en s’exclamant lors
d’une conférence : «Quand vous vendez votre entreprise, c’est vous-même
que vous vendez. » Si la transmission est si souvent reportée et autant
redoutée, c’est parce que beaucoup de patrons la perçoivent comme la
première étape vers la mort sociale, si ce n’est la mort tout court. Il
suffit de penser à ce qui se passe, actuellement, à la tête d’un parti
politique français pour comprendre la tentation du « après moi le
déluge». Pensons à un dirigeant propriétaire qui n’arrive pas à se
projeter en dehors de son entreprise, ou bien qui est convaincu qu’il
cessera d’exister, aux yeux de son entourage, après la vente, ou bien
qui n’a aucune incitation à optimiser la valeur d’un patrimoine à
transmettre après sa mort. Ce dirigeant refusera d’envisager une
transmission, la reportera le plus tard possible sans considération
pour sa valeur au moment de la vente ou, tout simplement, restera au
cockpit jusqu’au dernier jour, quitte à ce que l’entreprise ne vaille
plus rien après l’extinction de son dirigeant.
La transmission
perturbe également l’identité de l’entreprise. Aux yeux du personnel,
des clients, des fournisseurs, des banquiers et d’autres partenaires
importants, l’identité de l’entreprise est généralement intimement liée
à celle de son dirigeant, surtout s’il est le fondateur de
l’entreprise. Le départ de ce dernier ouvre une phase d’incertitude. Si
les parties prenantes considèrent qu’une entreprise n’est plus la même
après le départ du cédant, les transactions vitales dont elle a besoin
avec son personnel, ses clients, se fournisseurs et ses banquiers
risquent d’être interrompues ou, a tout le moins, nécessiteront un
travail important de reconstruction. Le risque de perte d’identité pour
l’entreprise sera d’autant plus fort lorsque le successeur n’est pas
issu du rang et lorsque le « fonds de commerce» n’est pas solidement
ancré dans des produits ou des savoir-faire particuliers susceptibles
de fournir des éléments de continuité entre le passé et le futur de
l’entreprise.
Enfin, la reprise met en jeu l’identité du repreneur. Ce dernier est
souvent issu de l’univers de la grande entreprise et ne se doute pas
qu’en rachetant une PME, il entre dans un univers socioculturel très
différent de celui dans lequel il a construit son identité personnelle,
professionnelle et sociale. Le repreneur se trouve en contact direct
avec des gens qui n’ont pas fait les mêmes études que lui, qui ont un
système de valeurs différent, parlent un autre langage – voire une
autre langue – et n’ont pas forcément le même rapport au travail et au
management. Le repreneur ne peut se faire une place et gagner sa
légitimité dans l’univers dans lequel il entre que s’il y ajuste sa
propre identité et que sa nouvelle identité de patron de PME est
validée par son entourage familial et social. J’ai appris récemment que
l’épouse d’un repreneur a éprouvé et exprimé un malaise en voyant son
conjoint enfiler, à la maison, un bleu de travail parce qu’il devait se
rendre le matin chez un client pour intervenir sur une machine. La vue
de son époux en bleu de travail et l’idée que les voisins puissent le
voir dans cet accoutrement l’ont manifestement ébranlée. Son mari
n’était plus le même ! Cette anecdote permet de mesurer à quel point le
repreneur doit jouer sa métamorphose sur plusieurs fronts.
Faciliter les métamorphoses identitaires
La possibilité et la réussite d’une transmission d’entreprise nécessitent trois évolutions identitaires convergentes : la réduction de la place de celle-ci dans l’identité du dirigeant, la réduction de la place du dirigeant dans l’identité de l’entreprise et, enfin, le rapprochement de l’identité du repreneur de celle de sa nouvelle entreprise.
Réduire la place de l’entreprise dans l’identité du dirigeant
Parce
que les identités évoluent lentement, le dirigeant qui a le souci de la
transmissibilité et de la pérennité de son entreprise doit entamer sa
propre mue quelques années avant la transmission effective. Réduire la
place que l’entreprise occupe dans son identité personnelle,
professionnelle et sociale passe par la formulation d’un nouveau projet
qui l’aidera, lui-même, à faire rapidement le deuil de la transmission
et aidera son entourage à le voir autrement que comme l’ex-patron de
son ex-entreprise.
Le dirigeant peut jeter les bases d’une
nouvelle identité en s’engageant dans des organisations
professionnelles, associatives ou politiques. Il peut également
développer une activité de conseil (ou de « coaching », comme c’est la
mode) ou d’investisseur privé. Il peut aussi envisager de créer une
nouvelle entreprise ou de changer radicalement de vie en se mettant à
pratiquer un métier ou un hobby auquel il n’a jamais eu de temps à
consacrer dans sa vie antérieure. Le dirigeant qui éprouve des
difficultés à se projeter au-delà de la transmission ne doit pas
hésiter à se faire accompagner par d’autres personnes qui ont effectué
le même type de parcours et qui ont réussi à se construire une vie et
une identité nouvelles après la cession.
Réduire la place du dirigeant dans l’identité de l’entreprise
Pour réduire l’espace qu’il occupe dans l’identité de son entreprise et habituer les collaborateurs, les clients, les fournisseurs et les banquiers – pour ne citer que les parties prenantes les plus importantes -, le dirigeant dispose de plusieurs leviers. Il peut, par exemple, associer le personnel à l’élaboration du projet de transmission. De cette manière, la transmission devient l’occasion de formuler un nouveau projet collectif. J’entends déjà les objections sur le registre de la confidentialité absolue qui doit entourer un projet de transmission. Je pense, cependant, que ces objections servent souvent d’excuse à une conduite autocratique et frileuse d’une entreprise. Le dirigeant peut aussi changer le nom de l’entreprise, lorsque celle-ci porte son nom ou celui de sa famille. Un tel geste montrera aux parties prenantes que le dirigeant est résolu à aider son entreprise – je suis tenté de dire « son enfant» - à acquérir son autonomie. Le dirigeant peut aussi faire participer ses collaborateurs à la marche quotidienne des affaires pour habituer le personnel et les partenaires extérieurs à ne pas traiter uniquement avec le cédant et les préparer à se passer de sa présence. Ces actions ne sont que quelques exemples de ce qu’un dirigeant peut faire pour aider l’entreprise à se penser et exister en dehors de lui.
Rapprocher l’identité du repreneur de celle de sa nouvelle entreprise
Le repreneur doit comprendre que l’acquisition d’une PME le projette dans un univers nouveau, sans continuité avec celui dans lequel il a évolué pendant deux ou trois décennies de carrière. Pour le dire autrement, celui qui s’engage dans la reprise d’une PME, après avoir perdu un poste à responsabilité dans une grande entreprise, ne doit pas faire comme si l’acquisition d’une PME n’était que le moyen pour lui de reprendre pied dans la sphère professionnelle pour continuer à faire comme avant et fréquenter les mêmes cercles. Il doit faire l’effort de s’immerger dans la société autour de sa nouvelle entreprise. Il doit accepter et valoriser le fait que le dirigeant d’une PME doit mettre les mains dans le cambouis. Le deuil de son identité antérieure sera d’autant plus facile à faire si la reprise l’éloigne de son milieu social et de son espace géographique habituels. Il lui sera plus facile, dans ce cas, de construire une nouvelle identité et de se faire reconnaître par ses nouveaux collaborateurs et partenaires d’affaires comme un patron légitime. La transition sera probablement plus facile à faire valider par la famille lorsqu’elle est accompagnée d’un déménagement et signifie une nouvelle vie, sauf évidemment si le conjoint ou les enfants n’y trouvent pas leur compte. Tout comme le cédant, le repreneur peut trouver intérêt à se faire accompagner par un mentor qui a effectué avec succès une transition similaire à la sienne.
En guise de conclusions
Pour conclure, je voudrais mettre en évidence un paradoxe et souligner
l’incertitude des ajustements identitaires. D’abord, le paradoxe. Les
banquiers, les Clients, voire le personnel, souhaitent généralement que
le dirigeant sortant reste l’identité de celle-ci. Or, plus longtemps
le dirigeant reste en place et plus difficile sera sa propre
métamorphose identitaire, celle de l’entreprise et celle du repreneur.
Autrement dit, chacun doit accepter, à un moment donné, que le
dirigeant ne peut plus continuer à faire partie de l’entreprise et que
cette dernière doit se passer de lui, lui survivre et s’habituer à un
nouveau dirigeant. Cela sera d’autant plus facile que le cédant aura
préparé sa propre, métamorphose identitaire et celle de l’entreprise
suffisamment longtemps avant la vente.
Je voudrais insister, enfin, sur le fait que la métamorphose identitaire est par nature un processus lent et incertain. Lent, car on ne change pas d’identité comme on change de costume. Prendre l’habitude de se penser comme quelqu’un d’autre peut prendre beaucoup de temps et doit s’inscrire dans la durée. Incertain, car l’identité d’un individu ou d’un groupe ne dépend pas que de lui -même. Une nouvelle identité n’est viable que si elle est acceptée par le milieu social dont elle a besoin pour fonctionner. Qui a dit que pour être un bon cédant et un bon repreneur, il faut d’abord être un bon psychologue ?
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