Par Maryse Dubouloy, Professeur à l’ESSEC
Reprendre une entreprise c’est aussi, pour le repreneur, permettre à celui qui l’a dirigée de « se déprendre » de ce qui a rempli sa vie pendant des années, de ce qui a été un élément constitutif fort de son identité professionnelle et sociale. Il en va de même avec les collaborateurs qui ont travaillé avec (pour) l’ancien dirigeant avec ce que cela signifie d’attachement à la personne du dirigeant et aux « façons de voir » et aux « manières de faire » que celui-ci a mis en place au fil des années. En favorisant cette dynamique de « déprise », le repreneur s’ouvre potentiellement des perspectives de créativité. (...)
Maryse Dubouloy intervient notamment dans
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Or, il n’est
pas toujours aisé pour le repreneur d’accorder de l’attention et de
donner du sens à ce qui apparaît comme des débordements émotionnels,
des résistances au changement, quand il attend enthousiasme et
performance immédiate. La reprise d’entreprise peut alors se
transformer en une succession de surprises (souvent fort désagréables)
et se solder par une vaste méprise. Ceci sera d’autant plus net si le
cédant est également le créateur de l’entreprise.
Cet article se
propose de donner quelques clés de compréhension du processus et du
travail de deuil qui accompagne toute situation de perte, séparation,
disparition. Tout ceci renvoie au tabou de la mort. De ce fait les
conduites d’évitement se multiplient. De plus, le travail de deuil
nécessite de revenir sur le passé, la plupart des repreneurs ne voient
pas pourquoi ils s’intéresseraient à un passé apparemment révolu quand
il s’agit d’évaluer la valeur actuelle de l’entreprise et de
pronostiquer ses performances à venir. L’objectif est également de
montrer dans quelle mesure les modalités de transmission par l’ancien
dirigeant au repreneur constituent un élément déterminant du nécessaire
travail de deuil que le cédant doit faire et favorisent une transition
moins difficile et douloureuse pour les collaborateurs qui restent. Les
notions d’espace transitionnel et de rites de passage permettent
d’identifier quelques pistes de dispositifs qui favorisent la traversée
de ces moments qui ne sont pas sans conséquences sur la réussite de la
reprise d’entreprise et sur les individus eux-mêmes.
Le travail de deuil permet d’accepter la réalité de la disparition de l’objet et de surmonter la douleur qui lui est liée. Or il n’y pas de renoncement sans processus de deuil. Il n’y a pas de deuil sans un travail long et douloureux. Sans doute est-il utile de préciser ce que sont le processus et le travail de deuil et la façon dont ils se manifestent lors de la reprise d’entreprise. Freud nous a appris que « le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place (Freud, 1917)… ». Dans le cas de la cession d’entreprise si ce travail de deuil n’est pas fait, on peut craindre l’effondrement du cédant quand celui-ci s’est totalement identifié à son entreprise. Pour ce qui concerne les salariés les plus liés à l’ancien dirigeant, on peut redouter les pires résistances à toute proposition de changement. Il n’y aurait alors d’autres issues que de se séparer de ceux-ci également ? « Il va falloir que je me débarrasse d’un certain nombre de collaborateurs. » Quels sont les moyens qui permettent de limiter les effets négatifs de tout processus de deuil et facilitent le travail de deuil ? Sans doute s’agit-il d’identifier précisément tous ces « objets d’attachement » qui portent le nom générique « d’entreprise » dans leur dimension émotionnelle et affective et pas uniquement dans le seul registre de l’économique et le financier.
Aujourd’hui, on reconnaît communément quatre
étapes principales au processus de deuil, c'est-à-dire au processus
d’adaptation à la réalité de la perte. Chaque phase mobilise des
mécanismes psychiques divers et s’accompagne d’émotions variées, mais
généralement intenses. Il s’agit de voir comment ils se manifestent
lors de la reprise d’entreprise tant chez le cédant et les salariés.
Les douloureux et difficiles renoncements.
La première phase du deuil est celle du refus de la réalité, tant est
grande la souffrance de la perte : « Non ce n’est pas possible ! Pas
maintenant ! » Telle est la teneur des propos qu’on peut entendre de la
part du cédant et des salariés de l’entreprise. Si ces propos sont
compréhensibles de la part des salariés lorsqu’ils ont été tenus à
l’écart, ils sont plus surprenants de la part du dirigeant cédant qui
se prépare à ce moment depuis des mois, dans un processus d’expertises,
de négociations et d’interminables tractations. Les émotions se font
envahissantes ; la rationalité est prise en défaut. Il y a un écart
entre ce qu’elles pensent et ce qu’elles ressentent. On voit d’anciens
dirigeants qui, tels des fantômes, viennent hanter les abords de ce qui
fut leur entreprise, parfois on les rencontre jusque dans les couloirs.
Dans certains cas, ils deviennent conseillers du nouveau dirigeant ou
occupent des fonctions honorifiques. Dans ces cas-là, ils se donnent –
consciemment ou non - pour mission que rien ne change, tant il est
inimaginable et douloureux de faire face à une nouvelle réalité sur
laquelle ils n’ont pratiquement plus de prise. « On n’y croyait pas !
On ne s’y attendait pas si vite ! » reprennent en chœur collaborateurs
et salariés. Cette période dure de quelques instants à, parfois
plusieurs mois, en fonction de l’intensité et la nature de
l’attachement à l’entreprise et/ou à son cédant. Le travail de deuil
consiste non seulement à faire reconnaître et accepter la perte mais
également à faire émerger la souffrance, la mettre en mots et la
symboliser. Ce n’est pas chose facile dans une société où l’expression
de la souffrance est signe de faiblesse, et il y a une injonction qui
pèse sur chaque individu : il doit être un héros et se surpasser.
La
phase du refus est suivie par celle de la «décharge émotionnelle» qui
marque le début de l'acceptation de la réalité de la disparition. Les
psychanalystes appellent ce moment celui de la dé-liaison des pulsions.
C’est à dire que là où il y avait de l’ambivalence à l’égard de
l’entreprise et/ou du cédant (on aime et on déteste simultanément - et
souvent inconsciemment- une même chose ), il y a d’un côté des «choses
insupportables » et de l’autre « des choses extraordinaires ». Le
cédant qui aspirait à une vie différente, se prend à regretter le
passé. Ses proches sont surpris d’entendre des contre-vérités telles
que : « A cette époque-là, au moins, je n’étais pas ennuyé par ceci ou
cela. » Les propos des salariés relèvent du même registre : « Le
repreneur est le dernier des nuls, il est absolument indigne du petit
joyau qu’on lui a cédé ! » alors qu’ils avaient coutume d’émettre dans
maintes occasions toutes sortes de récriminations contre l’ancien DG,
ses pratiques et l’entreprise elle-même. C’est ainsi que le passé est
idéalisé et le présent est rejeté, dans un mécanisme de défense pour
lutter à la fois contre la souffrance et l’angoisse que représente la
perte d’un passé connu et le surgissement de l’inconnu que représente
le nouveau dirigeant. Les événements ne s’articulent plus les uns aux
autres, la mémoire se fait défaillante entre idéalisation et « vrai
souvenir ». Le risque est que ce qui a été un « moment d’histoire
d’entreprise » se transforme en mythe indéboulonnable. Il est souvent
impossible au repreneur de remettre un peu d’ordre et de réalité dans
ces propos qui semblent pourtant inexacts, injustifiés, voire injustes.
L’absentéisme est un symptôme fréquent de cette situation vécue comme
douloureuse.
Cette phase du processus de deuil se
traduit aussi par de l’agressivité à l’encontre de ce présent
insupportable. Quelques personnes, ne trouvant pas d’exutoire dans leur
environnement, retournent cette violence contre elles-mêmes.
Surviennent alors toutes sortes de trouble psychosomatiques,
d’accidents. Il est important que les personnes puissent dire et faire
entendre leur souffrance pour que les maux ne prennent pas la place des
mots qui n’auraient pas été prononcés. Afin de contenir la démesure des
émotions, le repreneur est tenté d’opposer sa rationalité : « vous
comprenez bien que… ». Il essaie de mettre en place toutes sortes de
mesures tournées vers l’avenir quand il s’agit pour nombre de salariés
de prendre la mesure de ce qui va disparaitre. Les objectifs
jaillissent de toute part, alors que tout projet d’avenir est
momentanément irrecevable. Poussé par ce qui lui semble être l’urgence
de la performance, le repreneur prend des décisions afin de trancher
quand il est important de prendre le temps de re-lier le passé, le
présent et l’avenir. Il en renforce l’antagonisme. Pour que le travail
de deuil se poursuive, il faut donc à la fois permettre aux émotions de
s’exprimer et leur donner du sens en les reliant à la perte vécue,
favoriser la re-liaison des pulsions à l’égard du passé et remettre de
la réalité là où il y a de faux souvenirs. L’interaction entre les
personnes est certainement un des plus sûrs moyens dans la mesure où,
ainsi qu’il a été dit plus haut, l’attachement à l’ancien dirigeant,
ses choix stratégiques et ses pratiques sont très variables d’une
personne à l’autre. Les échanges entre salariés : « tu dis ça, mais tu
ne te rappelles pas… » contribuent indubitablement au rétablissement
d’un « vrai passé » fait de points de vue différents qui sont une voie
d’accès à l’ambivalence, alors que les tentatives du nouveau dirigeant
quand il tient ces mêmes propos sont d’emblée disqualifiées.
L’absence apprivoisée
Puis vient le moment de la dépression. Le désinvestissement de ce qui a
disparu prend toute sa place. Non seulement le passé n’est plus
idéalisé mais la culpabilité se fait envahissante. Le dirigeant repense
aux décisions qu’il a prises, aux choix stratégiques qu’il a fait : «
je n’aurais pas du…, si j’avais su… ». Cette période se caractérisée
également par un ralentissement intellectuel, un manque d’envie,
d’énergie. Si les collaborateurs sont moins souvent absents, ils sont
en retard et passent leur temps à négocier des délais. L’avenir est
encore imprécis et pas tellement désirable « de toute façon, on n’y
arrivera jamais… ». Ancien dirigeant et salariés perçoivent maintenant
la réalité de ce qu’ils ont perdu, mais ils ne distinguent que très
vaguement et sans enthousiasme leur nouveau rôle, leur nouvelle place,
leur nouvelle identité : « je me demande bien à quoi ça peut servir… ».
Durant cette étape, le travail de deuil consiste à faire surgir le
sentiment de possible là où préside un sentiment d’impossible, à
redonner le goût de l’action quand la simple réaction est difficile et
coûteuse, à favoriser l’ouverture sur le monde extérieur, là où le
repli sur soi est à l’ordre du jour.
Puis arrive la période dite du rétablissement. C’est une « nouvelle vie
» qui commence enfin. C’est la fin de ce qui est vécu comme de
l’errance et des épreuves : « je n’aurais jamais imaginé que cela
marcherait aussi bien… ». Avoir réussi à traverser ces moments
douloureux, donne un regard nouveau sur le monde, car selon
l’expression de Nietzsche « Tout ce qui ne nous détruit pas nous rend
plus fort ».
Pourtant
ce chemin est d’autant plus long et difficile qu’il se fait seul et
dans l’après-coup. Comme le savent si bien les dirigeants et stratèges,
il est important de pouvoir anticiper et affronter les événements quand
on peut encore les changer et pas seulement les pleurer.
Dans le
paragraphe suivant, il s’agit de voir dans quelle mesure il possible de
préparer ce travail de séparation et d’identifier des dispositifs qui
permettraient de le rendre moins douloureux et destructeur.
Transmission et espace transitionnel
Si la période et le travail de transmission constituent un élément
important de la réussite à venir de l’entreprise, ils sont aussi une
opportunité pour que le travail de deuil trouve sa place. Ils peuvent
également rendre les détachements moins douloureux pour celui qui la
quitte et pour ceux qui resteront et devront travailler avec un nouveau
dirigeant, s’adapter à une nouvelle vision, participer à l’élaboration
de nouvelles stratégies et modifier un certain nombre de pratiques. Non
seulement cette période de transition doit permettre de renoncer à
l’illusion d’un passé idéalisé et de porter sur celui-ci un regard
finalement plus serein, moins emprunt de nostalgie, mais elle peut
aussi préparer la confrontation avec une nouvelle réalité dans laquelle
il ne s’agit pas de reproduire les « recettes de passé », mais de
s’adapter à de nouvelles stratégies de nouvelles pratiques, mieux
encore de contribuer à l’élaboration de celles-ci.
La théorie de l’espace transitionnel développé par Winnicott donne des
pistes de réflexion sur ce que pourrait être un dispositif qui
permettrait à la fois le renoncement et la créativité (Winnicott,
1975). L’espace transitionnel représente ce moment de la vie du tout
petit enfant qui doit renoncer à l’illusion d’un monde idéal qui
satisferait tous ses besoins à l’instar de cette mère qui a été
totalement disponible pour lui pendant les premiers jours de sa vie.
Pour cela, la mère doit tenir ce rôle très particulier de la mère «
suffisamment bonne », c'est-à-dire cette mère capable de frustrer son
enfant afin que celui-ci trouve seul le moyen de supporter son absence
grâce au fameux « objet transitionnel ». Elle lui apprend ainsi à
intervenir sur son environnement pour obtenir ce qu’il veut. Ceci n’est
possible que dans la mesure où l’enfant se sent suffisamment en
sécurité grâce aux soins qu’il a reçu précédemment. C’est une étape
indispensable pour que le petit enfant puisse progressivement conquérir
son autonomie, découvrir simultanément ses limites et affronter la
réalité d’un monde tel qu’il est : ni tout à fait bon, ni tout à fait
mauvais. Winnicott parle de la créativité du petit enfant car il
observe que l’enfant trouve ses propres solutions qui lui permettent de
supporter la séparation d’avec sa mère. Toutefois, il faut noter que la
mère se comporte une fois de plus en « mère suffisamment bonne » créant
pour l’enfant cette possibilité de choix en laissant toutes sortes
d’objets à proximité de son enfant et en ne contraignant ni ses choix
ni ses comportements. La confrontation avec la réalité devient alors un
« jeu » (play et non game) où l’enfant invente ses propres règles.
Quelle relation y a-t-il entre une « mère suffisamment bonne » et un repreneur d’entreprise ?
Transmettre son entreprise pour le cédant, c’est passer en revue et
évaluer tous les éléments constitutifs de qui fait la valeur de
celle-ci. C’est nommer, « décortiquer » tous les « objets », les
pratiques, son expérience, son savoir-faire d’un quotidien qu’il ne
voyait plus vraiment. C’est soumettre ce qui est le fruit de son passé,
à l’oreille attentive et au regard évaluateur tourné vers l’avenir de
son successeur. Certes le processus veut qu’il rende son entreprise
attractive et désirable aux yeux du repreneur potentiel, mais cela se
traduit le plus souvent par la confrontation de deux points de vue
antagonistes. Il s’agit de parvenir à la juste valeur de chacun des
éléments. C’est mettre de la réalité et du symbolique, là il aurait été
tentant de ne mettre que de l’imaginaire et du fantasme. Si ce travail
commun accélère et facilite l’appropriation de l’entreprise par le
nouveau dirigeant, il est une épreuve douloureuse pour l’ancien
dirigeant. Il lui permet en effet de commencer son travail de
détachement, encore faut-il laisser la place aux émotions et aux
affects. L’attitude et les comportements du repreneur sont
déterminantes dans cette phase. Peu sensible à la souffrance du cédant,
ou cherchant à se protéger lui-même (car rien n’est plus contagieux que
les émotions) il peut encourager un excès de rationalité et de mesure
qui s’érigerait comme un rempart contre l’angoisse de séparation. En
adoptant la position de « la mère suffisamment bonne », il a au
contraire la possibilité d’encourager et soutenir le cédant
simultanément dans sa prise de conscience de son attachement qu’il a à
l’égard de son entreprise et la réalité de la valeur économique de
celle-ci.
La transmission est aussi une dernière occasion de rencontrer ses
collaborateurs, ses clients et fournisseurs, d’évoquer ensemble le
passé et préparer l’avenir – où celui de futur ex-dirigeant ne se
confond plus avec celui de l’entreprise. C’est aussi l’opportunité de
s’entendre dire combien on va être regretté. C’est un moment fait de
contrastes et d’émotions fortes comme peut l’être la période de
dé-liaison / re-liaison des pulsions. Mais ce sont des moments partagés
et non vécus dans la solitude. Et si l’appropriation se fait bien ,
l’ancien dirigeant finit, « tout naturellement » par ne plus se sentir
à sa place et aspire à investir sa nouvelle vie. Une grande partie du
travail de deuil a été faite et il peut souhaiter bonne chance à son
successeur… même s’il lui arrive encore de penser (souhaiter ?) que ce
dernier ne s’en sortira pas si facilement que cela… il peut d’ailleurs
compter sur les salariés de l’entreprise, qui, à leur tour vont entrer
dans une processus de deuil pour que la reprise elle-même ne soit pas «
un long fleuve tranquille ».
En effet le repreneur aura à aider les salariés à se dépendre d’un
passé révolu. Il devra à nouveau aménager des espaces transitionnels.
Il lui faudra à nouveau supporter l’idéalisation du passé et la
virulence de certains collaborateurs lorsqu’il se mettra à l’écoute de
ceux-ci : « Alors racontez-moi comment cela se passait avant … ».
Racontez collectivement des histoires permet effectivement aux salariés
de confronter leur subjectivité et de se déprendre du processus
d’idéalisation à défaut de construire « une réalité commune historique
». Néanmoins l'interaction permet à chacun de réinterroger sa propre
mémoire, de faire la part des choses entre ce qui peut être des
fantasmes personnels et une lecture subjective des événements. Les
récits collectifs donnent accès à la complexité de l’environnement.
Cela permet aussi de remettre du lien et du collectif quand la
souffrance du processus de deuil crée de l’isolement.
Le nouveau dirigent devra avoir le courage de prendre le temps
nécessaire à l’élaboration du processus de deuil et ne pas se
précipiter immédiatement vers de nouvelles stratégies alors que ceux
qui ont participé à son tour de table lui demandent des résultats
rapides. Il devra sans doute lui-même mettre en suspens, voire faire le
deuil de certains projets pour prendre en compte les idées et les
envies qui ne manqueront pas de jaillir quand les salariés entreront
dans la phase de rétablissement.
Ainsi, à son insu le plus souvent et sous certaines conditions –de
sensibilité et de reconnaissance de la souffrance de l’autre, le
repreneur devient l’accompagnateur du processus de deuil du dirigeant
qui lui cède son entreprise puis de celui des salariés.
Les rites de passage pour recréer du lien social et de la solidarité
Une autre idée forte qui émerge quand il s’agit de la reprise
d’entreprise est celle des rites de passage tels qu’ils ont pu être
formalisés au début du XXème siècle par Von Gennep (Von Gennep, 1981).
La vocation des rites de passage est de créer du lien entre les
individus à des moments où la solitude est dangereuse et peut conduire
à l’échec. Ils sont là également pour montrer qu’il y a des moments
dans la vie qui se caractérisent par un « avant », un « pendant » et un
« après » et qu’il y a un changement radical entre l’avant et l’après.
Il en va ainsi avec la reprise d’entreprise : il y avait « avant
l’arrivée du repreneur », et il y a « après l’arrivée du repreneur » et
un « entre-deux » de la reprise. Elle est représentée par la période de
transmission préalable du point de vue de cédant ; elle correspond à la
période d’installation du nouveau dirigeant, du point de vue des
salariés. De plus, les anthropologues nous disent que,
traditionnellement, la fin de l’avant et le début de l’après étaient
marqués par des rituels, des cérémonies riches de sens symboliques.
Celles-ci permettent, dans un premier temps de défaire du lien et de
supporter collectivement la souffrance liée à cette dé-liaison. Dans un
second temps, cérémonies et rituels ont pour but de favoriser
l’intégration des individus dans un nouveau groupe social, elles
symbolisent et favorisent la création de nouveaux liens. L’entre-deux,
qui est également appelée période « liminaire » , ou « marges », est
reconnue comme une période d’errance et d’épreuves durant laquelle les
individus doivent se préparer pour intégrer le nouveau groupe, et ainsi
apporter la preuve qu’ils sont dignes et ont acquis ou sont
susceptibles d’acquérir les caractéristiques qui définissent ce nouveau
groupe. « Pour être accueilli en amont, il va falloir préalablement
être séparé en aval. Le rite de passage opère une "gestion" du
flottement, des seuils, des marges dont le philosophe Maldiney dit
fréquemment qu'elles sont le lieu de toutes les potentialités. Le rite
de passage apprivoise le temps, les changements identitaires,
l'altérité et toutes ses altérations, les forces vives et les forces de
mort parce qu'il donne à vivre ce qui sépare et ce qui unit (Goguel
d'Allondans, 2002). » Mais il en va de la reprise d’entreprise comme de
la société dans son ensemble, les rites et rituels ont, soit totalement
disparu, soit se sont transformés en des comportements tout au plus
répétitifs, des simulacres vides de sens symboliques. Procédures
administratives, outils d’évaluation et de mesure de la valeur
économique l’entreprise dont la dimension symbolique renvoie
essentiellement à la financiarisation du monde ont pris la place des
relations, des échanges, du partage entre les individus. Tout au plus
assiste-ton au fameux « pot de départ » de l’ancien dirigeant. Les pots
d’accueil du nouveau venu sont beaucoup plus rares. La dimension
humaine, les émotions sont étrangement proscrites de la reprise, elles
sont refoulées. Cependant, le retour du refoulé est une quasi fatalité.
Cela signifie que les émotions se font alors envahissantes. N’étant
contenues ni par une personne (le repreneur ou toute personne le
représentant) qui assumerait la posture de « mère suffisamment bonne »
ni par des rituels instituants, elles occupent alors le devant de la
scène et risquent de mettre en échec la rationalité des procédures.
Salariés et dirigeants se retrouvent renvoyés à eux-mêmes et doivent se
gérer eux-mêmes.
La reprise d’entreprise illustre en cela la « société liquide » définie
par Bauman, société qui exalte l’autonomie et la responsabilité
individuelle alors que la situation nécessiterait des solutions
collectives et/ou organisationnelles (Bauman, 2004).
Conclusion : les lieux de la créativité
En guise de conclusion provisoire cet article veut être un plaidoyer
pour la mise en place de rites de passage soutenus par des rituels dans
la mesure où ceux-ci permettent de construire des lieux de transition
entre le monde psychique intérieur de l'individu lourd d’émotions et de
souffrance indicibles et le monde extérieur de l'entreprise dans lequel
règne la rationalité. Lieux où la souffrance et la solidarité vont
pouvoir se jouer dans cet espace potentiel décrit par Winnicott. Il
s’agit pour le repreneur de faire preuve d'imagination quant aux formes
que cela peut prendre, tout en respectant les symboliques
traditionnelles. Dans ces conditions, les salariés pourront à leur tour
développer leur propre créativité.
1
Et tout cela se gère très bien au quotidien entre conflit,
réconciliation et aménagements divers. Cela se traduit aussi par
l’euphémisme « c’est pas mal ».
2 Ce qu’il est souvent convenu d’appeler le « doudou ».
3 Car rappelons que c’est le but de la transmission.
4 « Limen » signifie « seuil » en latin.
Bauman, Z. (2004). L'amour liquide, de la fragilité des liens entre les hommes. Chambon: Le Rouergue.
Freud, S. (1917). Deuil et mélancolie. In Métapsychologie. Paris: Gallimard.
Goguel d'Allondans, T. (2002). Rites de passage, rites d'initiation. Laval: Les Presses de l'Université de Laval.
Von Gennep, A. (1981). Les rites de passage, étude systématique des rites. Paris: Picard.
Winnicott, D. W. (1975). Jeu et Réalité, l'espace potentiel. Paris: Gallimard.
Maryse Dubouloy est psychosociologue, professeur associée au département management de l’ESSEC où elle enseigne le management des hommes et des équipes. Elle fait également partie du réseau de consultants Réseau-Pluridis spécialisé dans la mise en place de dispositifs d’accompagnement du changement.
Maryse Dubouloy intervient notamment dans
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