Par Maurice Thévenet, Professeur de management à l'ESSEC et au CNAM
Le manager de proximité capable de favoriser l'innovation ressemble au porteur de balai au curling. Manager au quotidien, c'est manier le balai pour faire avancer la pierre, c'est à dire créer les conditions nécessaires à l'implication de son équipe. Encore faut-il que ce mode de management s'inscrive dans un contexte pratique de GRH et le « business model », d'une part, et la culture de l'entreprise, d'autre part. (...)
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(Maurice THEVENET intervient dans de nombreux programmes de Management Général en inter entreprises et progamme sur mesure.)
Après avoir réduit les coûts et amélioré les process les entreprises se retrouvent confrontées à la nécessité de croissance et l'impératif d'innovation revient au premier plan de leurs préoccupations, tant dans les produits, les activités ou les modes opératoires. Si l'occurrence de l'innovation semble parfois mystérieuse il est clair qu'elle intervient dans un contexte humain avec des personnes, des équipes et des organisations qui savent rompre avec l'habitude, la procédure, la répétition du passé pour s'ouvrir à de la nouveauté. Il y aurait même un paradoxe entre l'innovation et l'essence même des organisations modernes qui cherchent à standardiser, à répéter, à reproduire avec efficience.
Parmi tous les facteurs favorables à cette innovation, on pense évidemment aux personnalités originales de ces professionnels créatifs dotés d'une flexible et d'une grande ouverture. Le talent de ces personnalités serait de savoir intégrer l'originalité de leurs approches dans les contraintes d'une organisation pour les rendre opérationnelles et efficaces. Certaines entreprises sont délibérément à la recherche de ces personnalités hors du commun. Cela peut souvent s'avérer vain et parfois infructueux. Dans une étude sur les « stars » de la finance, on s'est aperçu que ces génies innovants et efficaces voyaient leur efficacité baisser considérablement quand ils changeaient d'entreprise, après avoir été chassés par un concurrent (1). En fait, en recherchant les stars ou les professionnels hors-pair, on a souvent tendance à surestimer leur talent comme facteur de succès et à sous-estimer combien leurs équipes, les organisations, les modes de travail en commun permettaient à ce talent de s'épanouir dans l'entreprise précédente.
En effet l'innovation dans l'entreprise est un phénomène collectif. Le développement des organisations par projet, des équipes transversales, ou de toutes sortes d'équipes pluridisciplinaires attachées à un problème en témoignent. La complexité des problèmes contraint à combiner différentes compétences et à les faire « produire » de l'innovation ensemble. Cela pose donc la question concrète du management de proximité de ces équipes. Dans quelle mesure, le management au quotidien peut-il favoriser ou au contraire l'empêcher ? Par management de proximité, il faut entendre cet encadrement concret et quotidien du travail des équipes.
En faisant travailler des managers sur le type de management qu'ils trouvaient favorable à l'innovation dans les équipes, plusieurs caractéristiques fortes sont apparues. La première concerne l'attitude par rapport aux règles, aux procédures ou aux process. Une attitude trop rigide, une application sans discernement de ces règles sont considérées comme inhibantes pour le processus d'innovation. Cela mérite d'être souligné à l'heure où l'on n'en finit pas de documenter et de figer tous les process. Certaines entreprises ont fait l'expérience des effets pervers de modes opératoires tellement documentés qu'ils découragent toute innovation. La deuxième concerne la qualité des relations de travail entre les membres de l'équipe et avec le manager : des relations faites d'ouverture et d'écoute dans le respect des rôles de chacun sembleraient favoriser l'innovation. C'est important de le souligner à l'heure ou la pression sur le temps et les résultats d'une part, la revendication universelle pour plus d'autonomie d'autre part, conduisent à parfois fuir ces relations humaines qui font l'expérience quotidienne du travail. Enfin, il y aurait l'attitude exemplaire du manager vis-à-vis de l'innovation, de l'expérimentation ou de la nouveauté et sa capacité à valoriser ce qui y concourt.
Deux niveaux de réponse semblent donc s'imposer à un management de proximité favorable à l'innovation. Le premier tient aux managers eux-mêmes et à leur mode de management. Le second concerne le contexte de l'exercice de leur activité de management.
Le management de proximité : de Bonaparte au balai
Dans des secteurs d'activité où l'innovation est importante, où l'on fonctionne beaucoup par projet Leavitt et Lipman-Blumen (2) développent leur notion du hot group, typique des organisations où l'on rassemble des compétences complémentaires pour mener à bien un projet. Ces groupes de professionnels ne correspondent pas à l'image traditionnelle de l'équipe fusionnelle qui a servi de référence pendant des décennies. Au contraire, les membres de ces groupes n'ont généralement pas l'esprit d'équipe ; individualistes focalisés sur leur tâche, ils y trouvent un accomplissement très personnel. Manager l'innovation revient alors à faire fonctionner efficacement ensemble ces individualistes et cela requiert quatre compétences principales.
Premièrement, il faut de la tolérance au chaos et à l'ambiguïté. Celui pour qui le management, c'est donner des ordres immédiatement exécutés, suivre les procédures à la lettre et supposer que chacun fait de même, sera forcément très malheureux dans des situations où la flexibilité, la souplesse et l'ouverture rendent les modes opératoires incertains quelque soit l'enjeu de la production à réaliser.
Deuxièmement, le manager doit centrer son management sur le processus social de l'équipe plutôt que sur la tâche. Cette séparation entre processus technique et social est classique dans le management : manager, c'est s'assurer que l'objectif est atteint et la tâche réalisée, c'est aussi veiller aux relations au sein du groupe pour que les personnes puissent efficacement interagir et coordonner leurs activités. C'est à ce processus social que doivent s'attacher les leaders de hot groups en étant attentifs aux relations, à la communication, à la résolution des conflits ou au moral de chacun dans le groupe. Ceci représente une véritable difficulté puisque le système de valeurs et les compétences de beaucoup de managers se situent plutôt au niveau de la réalisation de la tâche : c'est d'ailleurs pour cela qu'ils ont été promus managers...
Troisièmement, les managers doivent être « pro- », c'est-à-dire protecteurs et promoteurs du groupe vis-à-vis de l'extérieur. Si les membres d'un hot group ne perçoivent généralement pas les apports d'un manager pour leur travail quotidien, ils lui imputent par contre tout ce qui pourrait empêcher leur travail. La sécurité et la reconnaissance sont des éléments importants de la qualité de travail du groupe.
Quatrièmement, on précise que manager dans ces conditions est aussi un art dramatique. Les auteurs suggèrent par là qu'ils ne suffit pas d'avoir de l'autorité, voire de la légitimité personnelle, il est insuffisant tout autant de ne faire appel pour manager qu'aux règles de l'entreprise, aux délégations de responsabilité, aux définitions de fonction ou aux contours des procédures établies. Manager consiste à utiliser une large palette de compétences comportant la capacité de négociation, de compromis, de séduction voire d'intimidation. C'est la personne dans toutes ses composantes qui est engagée dans l'exercice de cette mission.
Ainsi il apparaît que manager dans ces conditions n'est pas plus facile mais bien plus difficile que dans des situations normales ou stables. Mieux encore, cela requiert des compétences personnelles qui ne sont pas plus faciles mais plus difficiles à développer(3). Le modèle du manager ne peut plus être celui de Bonaparte au Pont d'Arcole tel que le représente Vernet, fier et en première ligne avec les soldats qui le suivent aveuglément et pleins de confiance. Les modèles du nouveau manager en situation d'innovation doivent être cherchés ailleurs, dans le sport en général, le curling en particulier. Dans ce sport passionnant qui s'apparente à la pétanque sur glace, un athlète fait glisser une stone sur la glace de manière à l'approcher le plus possible du centre de cercles concentriques dessinés à l'autre extrémité de la patinoire. Au curling notre manager d'innovation serait le porteur de balai ; il frotte la glace de manière à faciliter la progression de la pierre. Il développe beaucoup d'efforts pour le succès du lancer mais sans jamais toucher la pierre... Comme dans beaucoup d'activités humaines, le manager doit alors faire beaucoup d'efforts pour que rien ne se passe ou du moins que chacun en ait l'impression. Passer de Bonaparte au balai n'est pas chose aisée. Cela ne requiert pas seulement des compétences de la part des managers mais aussi une autre conception d'eux-mêmes et de leur rôle, un glissement de leurs sources de reconnaissance.
Un contexte favorable : cohérence et persévérance plutôt que gadgets.
Un mode de management ne peut être favorable à l'innovation que si le contexte est porteur. Dans ce contexte il faut chercher en premier lieu les politiques de personnel. Des pratiques de management incohérentes avec les pratiques de GRH s'avéreraient très inefficaces. Dans une étude sur les politiques de personnel d'entreprises qui réussissent, Pfeffer (4) insiste sur le fait que ce sont moins les politiques de ressources humaines qui comptent que leur cohérence et la persévérance avec lesquelles elles sont appliquées. Cette cohérence doit être comprise à plusieurs niveaux : entre les politiques et pratiques de gestion des ressources humaines, entre ces pratiques et le business model, en dernier lieu avec les références de base de l'entreprise (culture, valeurs, etc.). Parmi les entreprises de son échantillon figure SAS Institute une entreprise de la fin des années 70 qui s'est développée dans le secteur des logiciels d'analyse statistique de données avant de couvrir de nombreux secteurs du logiciel et des systèmes d'information. L'innovation est une caractéristique forte de cette entreprise qui a réussi à traverser ces 30 dernières années avec une croissance régulière malgré les transformations profondes du secteur, des produits, des exigences de la clientèle et même de la culture professionnelle de ses salariés. Le plus frappant dans la recension de Pfeffer sur cette entreprise, c'est la cohérence des pratiques de GRH : recrutement très sélectif, grande attention portée à la qualité de la vie au travail, des organisations plates avec une grande autonomie et responsabilité laissée au plus grand nombre, etc. Mais le plus important n'est pas là : dans cette entreprise, l'innovation et le développement sont au coeur du business model et la grande attention portée aux personnes et à la qualité de leur vie et de leur organisation du travail qui privilégie le collectif est censée contribuer à cette vision du business. Ces conditions ne sont pas suffisantes parce que leur business model a une autre caractéristique déterminante, c'est l'attention première accordée aux clients. L'innovation vient de chez les clients grâce à un contact permanent avec eux pour repérer l'émergence de leurs besoins et leur participation à tous les stades de développement. Les conditions de travail et de gestion des ressources humaines ne sont rien sans cette stimulation venant de l'extérieur.
Certains diront que la culture de l'entreprise est un élément de contexte indispensable à l'efficacité du management de proximité. Il est vrai qu'il existe des cultures d'innovation. Citroën par exemple avait cette réputation dans le secteur automobile. Mais qu'entend-on par là ? Est-il possible de développer une culture d'innovation ? Il ne faudrait jamais oublier que la culture c'est ce que les gens font et non ce qu'ils disent. Plutôt que ce qu'ils font ce sont les références de leurs actions, pas toujours conscientes. Ces références sous-tendent des actions, des décisions et des comportements ; elles se sont développées grâce à leur efficacité. La culture n'a donc rien de magique. Une culture se développe dans l'action cohérente et persévérante. L'idée de renforcer une culture d'innovation peut donc se soutenir mais les exigences en sont les suivantes.
Premièrement, on doit s'interroger sur les références existantes dans la culture actuelle concernant l'innovation : quel type d'innovation, avec quelle reconnaissance, dans quels domaines, avec quelles conséquences.
Deuxièmement, la renforcer c'est agir en premier lieu sur les systèmes d'évaluation. Ce sont les évaluations collectives : dans quelle mesure le contrôle de gestion, le reporting, la présentation des résultats, l'allocation des ressources, les arbitrages d'investissements traduisent-ils ce souci d'innovation. Ce sont aussi les évaluations semi-collectives ou individuelles dans les systèmes de reconnaissance et de rétribution des équipes et des personnes par exemple.
Les politiques de personnel ne créent donc pas le contexte propice à un management générateur d'innovation, c'est la cohérence entre ces pratiques de gestion des ressources humaines et le business model d'une part, la culture de l'entreprise d'autre part, qui en est la condition essentielle.
Développer des managers pour l'innovation
Il ne faudrait pas conclure de ce qui précède que l'innovation ne dépend que de la personnalité hors-pair du manager ou du contexte de cette relation managériale. On peut aussi développer des managers pour qu'ils sachent créer l'environnement managérial favorable à l'innovation. Pour ce faire, une direction générale devrait agir à plusieurs niveaux.
Le premier, c'est d'admettre que l'on peut (on doit) développer des managers. C'est-à-dire leur donner les moyens d'apprentissage de leur rôle et des pratiques afférentes. A voir l'organisation des formations managériales de certaines entreprises aujourd'hui, laissée à la compétence des acheteurs, on peut parfois douter de la prise de conscience de la nécessité de développer des compétences managériales.
Le second niveau consiste à effectivement les développer en leur permettant d'acquérir les compétences de base nécessaires au passage de Bonaparte au porteur de balai. L'évolution de son rôle, la prise de conscience des changements induits dans ses comportements, la découverte de nouvelles sources de satisfaction dans l'exercice du management nécessitent un véritable apprentissage. Deux pistes permettent d'entamer un tel processus : commencer de développer des managers capables de faire évoluer leur rôle pour qu'il suscite l'innovation requiert qu'ils sachent mieux repérer leurs comportements de manager et leurs causes. Dans toutes les situations où le manager, par son manque d'écoute, ses mauvaises relations ou son manque d'ouverture bloque ou freine l'innovation, c'est rarement par méchanceté ou mauvaise volonté mais le plus souvent par maladresse. On peut apprendre à mieux repérer ses manières de faire et à les comprendre. La seconde piste consiste à savoir repérer les conséquences de ses comportements sur les autres : si les managers avaient cette capacité, ils ne feraient pas les erreurs fatales qui cassent au quotidien toute possibilité d'innovation tant dans le contenu des activités que dans la manière de travailler.
La troisième piste d'action, c'est de ne pas se contenter de développer les managers. Dans des organisations plus plates où les responsables doivent se débrouiller pour atteindre leurs résultats, dans le cadre d'objectifs négociés mais avec une grande latitude sur les moyens de les atteindre, il y a parfois la tentation de les laisser tellement autonomes qu'on ne fait plus rien. Les managers ne seront pleinement efficaces que si leur pratique ne détone pas avec le fonctionnement général de l'entreprise, que si les pratiques au plus haut niveau sont exemplaires. Les aider à avoir le mode de management approprié à l'innovation c'est ne pas tomber dans le syndrome de la guerre de 14-18 quand les intellectuels parisiens sirotant leur absinthe à la terrasse des cafés donnaient des conseils avisés aux poilus qui supportaient la boue, la mitraille et le typhus au fond des tranchées...
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Maurice Thévenet est professeur de Management au CNAM et à l'ESSEC. Il intervient dans le domaine du développement des compétences et pratiques managériales. Parmi ses derniers ouvrages, Le plaisir de Travailler, Les Editions d'Organisation, 2000, Quand les petits chefs deviendront grands, Les Editions d'Organisation, 2004, Le patron, premier manager de l'entreprise (avec Bernard Touchebeuf), Editions Gualino (2006, à paraître).
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