Peut-on réformer en France ? La manière d'innover
Les
entreprises, comme les administrations, sont amenées à réformer leurs
modes de fonctionnement en permanence. Trop souvent, entend-on, en
France, on ne peut plus rien réformer, en raison des conservatismes de
tous ordres. Pour les uns, l'employeur – management ou gouvernement –
serait le plus inepte du monde. Pour les autres, la responsabilité en
incomberait aux salariés et à leurs représentants – les syndicats –
dénoncés comme aussi aveugles à l'impératif du changement qu'animés par
leurs seuls corporatismes. Chacun se renvoie la balle pour l'échec des
réformes : c'est la faute à l'autre ; chez moi, rien à changer ! Il n'y
aurait qu'une conclusion en la maison : se résigner à l'inertie, ou
qu'une porte de sortie : la fuite à l'étranger.
Il
existe pourtant en France une capacité indéniable à l'innovation, à
l'invention de nouvelles réponses, individuelles et sociales. Mais ces
succès dans certains domaines apparaissent plus comme des compensations
nécessaires, à l'image du cheval obligé de s'entraîner plus fort que
ses concurrents pour continuer à gagner des courses et pallier les
handicaps de poids qui l'affectent. Les lourdeurs dans la capacité à
réformer, si elles étaient mieux jugulées par toutes les parties
prenantes, si elles étaient emportées davantage par l'esprit
d'innovation, s'agrégeraient aux autres formes de créativité, au lieu
qu'aujourd'hui elles en annulent en partie les effets. Ces lourdeurs
fatiguent les hommes et les femmes à la manœuvre et agissent comme
autant de vents contraires ; elles n'empêchent pas le bateau d'avancer,
mais elles en ralentissent le cours de façon considérable.
Et si en
l'espèce, une bonne partie de la solution était dans un nouveau souffle
à donner à notre «manière» de réformer ? Ne faut-il pas revoir notre
façon d'amener de nouvelles réponses plutôt que critiquer les réponses
elles-mêmes ? C'est à ce conservatisme de méthode, qu'il faut
s'attaquer, pour que notre capacité de changement redevienne un solide
vent arrière propice à des allures portantes.
Et si on revenait au bon vieux temps ? Le mythe du chef
Parfois
la difficulté de réformer est assimilée à une crise de l'autorité. Une
solution apparente serait dans l'emprunt massif aux pratiques du passé.
De l'école à l'entreprise, en passant par l'Etat, la France aurait
besoin d'un retour des chefs. Une bonne injection d'autoritarisme par
les dépositaires «naturels» des normes combattrait l'inertie. Il
suffirait en somme pour le chef d'ordonner pour obtenir l'exécution de
la troupe. Il faudrait l'aguerrir et le former à mieux clouer le bec à
ses subordonnés ; et le tour serait joué.
Mais,
dans les faits, ce reliquat de chefs formés à la mode de l'Ancien
Régime ne serait-il pas responsable de l'inertie dans notre pays ? Dans
leur tour d'ivoire où ils se croient investis de l'intérêt général,
sont obsédés du secret et se spécialisent dans les coups en tout genre,
ces petits chefs se croient tellement plus malins que les autres ; en
réalité, ils démotivent leur personnel, décuplent les énergies de
désobéissance et provoquent le départ des meilleurs.
Ces
chefs, par leur archaïsme et par leur rémanence dans le système
français, n'incarnent-ils pas la spécialité française des réformes
avortées ? Parce qu'ils exècrent le mot même de dialogue et de
négociation, qu'ils assimilent à de l'inaction, parce qu'en leur for
intérieur ils ne respectent pas les autres dans leurs identités
différenciées et que par malheur, bien malgré eux, leur attitude de
supériorité le dénote, ils ralentissent les transformations. Ce ne
serait pas le manque de ces chefs qui produit l'inertie, mais le
trop-plein encore.
Enfin,
parce qu'ils se privent de négocier en amont leurs décisions, ils sont
souvent confrontés aux résistances, voire à un esprit de revanche, dans
la phase d'exécution. Ils se retrouvent, bien plus souvent qu'il ne
faudrait, résignés à une négociation plus dure, «en aval», où chacun
joue des mécaniques. Il ne s'agit plus alors de construire un contrat,
mais de surmonter un conflit né du manque de méthode «en amont». Or
cette négociation-ci, conflictuelle, bien plus que sa consœur
contractuelle, est malaisée à conduire, parce qu'il y sied, au-delà
des questions de contenu à traiter, de renouer la relation et de
rebâtir confiance.
Même si
de bonnes réponses sur le fond avaient prévalu à la prise de décision
unilatérale par le chef, elles risquent un rejet en bloc et le temps
que l'on n'a pas pris avant, on le perd au centuple par la suite.
Alors, retenant les leçons du passé, si on instillait du dialogue plus
en amont dans nos mouvements de réforme ?
Négocier les réformes en amont plutôt que le conflit en aval
Notre
volontarisme s'accompagne souvent de précipitation et de manque de
préparation dans la décision. Il faut y remédier. Quand on veut
réformer vite, on ne peut plus produire un changement sans une large
concertation. C'est comme la fable du lièvre et de la tortue. A vouloir
imposer une course folle sans ménagement pour l'environnement humain,
on se casse les dents. De nos jours, le changement est devenu moins
affaire de machines ou de processus que de motivation des parties
prenantes. De ce côté donc, il faut porter ses efforts. Ainsi s'assurer
de l'implication de tous les acteurs, de leur appropriation du
processus de décision même, relève des caractères constituants du
changement. Il ne convient plus de contraindre, il faut convaincre ; et
même expliquer les réformes aux acteurs ne suffit plus ; il faut les
construire avec eux.
Dans une
société sophistiquée, où le libre-arbitre l'emporte sur l'acceptation
béate de la parole autoritaire, le leader soi-disant génial, qui
prétend illuminer ses troupes par sa démonstration logique a priori,
nous égare ; il mène les organisations dont il a la charge à l'inertie,
sinon à la perte. En revanche, un nouveau charisme se dégage dans les
organisations, il définit un leader facilitateur, qui alterne prises
d'écoute et de parole, et qui, comme y insistait Talleyrand, sait
«prendre ses moments».
Dans un
rapport direct, de terrain, avec tous les acteurs du changement, il
s'imprègne d'abord de leurs soucis et idées et leur démontre une
compréhension authentique. Ensuite, petit-à-petit, il suscite
l'intégration des motivations clés des uns et des autres dans les
pistes de solution qui se dégagent ; il teste les solutions auprès
d'eux, invite chacun à réagir et à les améliorer, intègre encore et
toujours. Il prévient aussi des efforts à consentir et redemande
conseil pour les répartir.
Ce temps
de la négociation «en amont» vise à mener les divers protagonistes à un
diagnostic commun d'une situation, pour, ensuite, imaginer ensemble
sans préjugés des réponses possibles et pour, enfin, prendre des
engagements que tous puissent s'approprier, parce qu'ils viennent de
nous et non d'eux. La clé pour le leader n'est plus de l'emporter seul
contre tous par une raison triomphante grâce à un plan tombé du ciel,
mais d'élaborer avec le concours de tous, par une raison communicante,
un plan qui gagne l'adhésion et ensuite l'exécution du plus grand
nombre.
Au terme
de ce processus, dans le plan présenté «en public», il n'y a plus de
mauvaise surprise ; ni guère de nouveauté, parce que tout déjà avait
été passé au crible de l'analyse partagée. Aucun sujet tabou n'a été
ignoré. Aucune partie prenante n'a été laissée sur le carreau dans
l'élaboration de la décision et donc aucun ne se retrouvera en
porte-à-faux, isolé, acculé, condamné à la politique du pire.
La
conduite de transformations profondes en France requiert des leaders
méthodiques, aptes à écouter, rassembler, synthétiser et générer du
consensus avec les autres. Puisse notre impatience au changement
s'accommoder de la recherche de tels leaders, résolus dans leur volonté
de réforme, mais patients dans sa construction !
Alain Pekar Lempereur est
Professeur de Négociation à l'ESSEC, où il dirige IRÉNÉ, l'Institut de
Recherche et d'Enseignement sur la Négociation en Europe. Professeur
visitant à Harvard depuis 2002 et Special Fellow de l'UNITAR (Institut
des Nations unies pour la Formation et la Recherche), il a également
assuré la direction académique de l'Executive MBA de l'ESSEC
(1999-2001) et la coordination du séminaire de négociation à l'ENA
(1997-2002). Il est Fulbright Fellow et diplômé d'un doctorat de
l'Université de Harvard.
«Méthode de négociation», son ouvrage publié avec
Aurélien Colson, (Dunod, 2004), en est à son cinquième tirage et figure
parmi les best-sellers de gestion en France. Il a assumé la direction
scientifique de nombreux ouvrages ou numéros de revue sur la
négociation (La Négociation. Revue française de Gestion avec James
Sebenius ; La négociation dans les relations sociales. Revue Personnel
; et Callières. De la Manière de négocier), sur la médiation (Modèles
de médiateurs) ou la communication (Argumentation. Colloque de Cerisy,
Figures et conflits rhétoriques avec Michel Meyer). Sa recherche
actuelle porte sur la médiation et l'analyse des conflits.
Ses missions de conseil l'ont conduit dans une
trentaine de pays pour accompagner des entreprises, dont le Boston
Consulting Group et McKinsey, mais aussi des administrations publiques
nationales et internationales, comme la Commission européenne, la FAO,
l'OMS, le PNUD, etc. Il contribue aussi au développement de programmes
de réconciliation et de leadership, au Burundi et en R.D. Congo
notamment.
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