Par Anastasios Karamanos, professeur à l'ESSEC
La mondialisation d’une économie fondée sur l'utilisation intensive des connaissances soumet les entreprises à d’énormes pressions qui les poussent à innover plus rapidement et économiquement qu’il y a tout juste dix ans Une entreprise éprouve de plus en plus de difficultés, si elle est seule, à se donner les capacités internes nécessaires pour encourager les innovations qui préserveront ses avantages concurrentiels. Elle se trouve ainsi conduite à cet acte "hors-nature" que représente la conclusion d’alliances avec d’autres entreprises, y compris avec ses concurrentes. (...)
Ces dernières années, General Motors a collaboré avec Ford, Hitachi avec Panasonic, Toyota avec GM, Timken Corp. avec SKF, DaimlerChrysler avec GM. Mais il ne faut pas s’y tromper : dans leurs activités quotidiennes, les membres de ces alliances sauvegardent leurs avantages concurrentiels et se font âprement concurrence pour des parts de marché. Les facteurs qui poussent à la formation des alliances peuvent être regroupés de la manière suivante :
Apprendre les uns des autres et produire de nouvelles connaissances : il n’est pas toujours possible d’obtenir sur le marché les connaissances nécessaires, car celles-ci sont souvent socialement complexes : elles ne peuvent, autrement dit, être acquises et développées qu’en appui sur des modes d’organisation, des processus, des interactions, des traits culturels et autres facteurs qui caractérisent ceux qui détiennent les clés spécifiques requises pour comprendre les applications convoitées. Quand une entreprise a besoin d’acquérir de nouvelles connaissances, elle peut soit constituer un petit nombre d’alliances à très forte intensité de capitaux, soit un plus grand nombre d’alliances moins coûteuses, dans l’espoir que l’une d’entre elles progressera et assurera les profits attendus. Toyota et General Motors furent en 1984 les premières à tracer la voie des apprentissages réciproques, en fondant New United Motor Manufacturing Inc. (NUMMI), sous la forme d’une usine en opération conjointe installée à Fremont, en Californie. Les dirigeants des deux entreprises étaient résolument engagés dans cet effort qu’ils voulaient mutuellement profitable, puisque GM souhaitait s’initier grâce à Toyota aux méthodes de production en flux tendu tandis que Toyota devait s’initier à la fabrication sur le sol américain. Par contre, il est clair que la recherche scientifique est devenue plus difficile et plus risquée dans le domaine pharmaceutique. Les entreprises affrontent de multiples problèmes, comme celui de l’expiration des brevets, des défaillances de produits (tels que le Vioxx) ou de la baisse des retours sur la recherche et le développement. Elles cherchent à répartir les risques de leurs efforts de développement entre partenaires, dans le cadre de nombreuses alliances informelles avec des universités et des institutions de recherche, tout en concluant des accords formels avec des petites et moyennes entreprises de biotechnologie. C’est ainsi que Chiron, société de biotechnologie fondée en 1981, a développé le plus important réseau d’alliances : en matière de R&D avec de nombreuses entreprises plus petites et des universités, pour passer des accords de licence avec de grosses firmes pharmaceutiques et avec d’autres encore pour conclure des accords de fabrication et de commercialisation
Face à la concurrence accrue, aux encombrements et à l’accélération : le produit final est parfois si complexe que, pour combler un vide dans la chaîne de valeur, la participation de plusieurs fabricants devient inévitable. On se trouve en outre parfois dans des situations où la seule solution pour rattraper les leaders du marché est d’accélérer le développement de produits en association avec d’autres acteurs qui affrontent le même problème. C’est ainsi que GM et DaimlerChrysler ont reconnu qu’ils ne pouvaient que collaborer pour combler l’avance acquise par Toyota et Honda en matière d’automobiles hybrides. Le partage des coûts de développement et le mariage des compétences en ingénierie a permis à ces deux entreprises mondiales d’envisager une commercialisation plus rapide que si elles avaient agi séparément. De même, GM a collaboré avec Ford pour mettre au point et construire un système de transmission à six vitesses pour des automobiles à traction avant. Timken Corp. s’est associée à son concurrent SKF dans des activités de logistique et de commerce électronique. Comme l’explique Mike Arnold, président de Timken Corp., « Bien des fabricants ont rencontré des difficultés pendant la récession, mais nous avons cependant pu accroître nos capacités en nous associant pour répartir les coûts et les risques face à la possibilité d’une chute du marché. »1 Enfin, Panasonic s’est associée avec Hitachi pour développer le marché mondial de la télévision à plasma.
Répartition des tâches et acquisition de capacités complémentaires : les petites entreprises très innovantes manquent souvent des compétences voulues pour gérer leur développement avec efficacité. Il leur arrive de plus en plus fréquemment de s’allier à des firmes plus expérimentées pour bénéficier de leurs compétences et de leurs ressources commerciales. Au cours des douze derniers mois, Novartis a payé 520 millions de dollars pour acquérir le traitement anti-cancéreux d'Astex, tandis que Pfizer concluait un accord de 803 millions de dollars avec Incyte, et qu'AstraZenec versait un milliard de dollars à AtheroGEnics. Une autre illustration de ces tendances renvoie aux obstacles que rencontrent les nouvelles firmes en biotechnologie pour obtenir du Bureau des Brevets des droits de propriété intellectuelle et pour faire approuver leurs produits par la Food and Drug Administration. Il leur a donc fallu collaborer avec de grosses entreprises pharmaceutiques qui ont davantage d’expérience en la matière.
Ces trois séries de facteurs qui poussent des entreprises à coopérer avec des concurrents peuvent se combiner. Comme l’explique Shawn Burns, directeur des programmes pour l’alliance de GM avec Ford, « Nous devons trouver les moyens de partager les risques, les coûts et même les compétences technologiques. On engrange de fortes économies d’échelle en s’associant à un partenaire ».2
S’allier pour apprendre : planification et gestion
Les alliances peuvent être des aventures compliquées quand elles
couvrent un large champ d’activités, allant de la recherche à la mise
en place de nouvelles organisations, en passant par le développement,
la production, la commercialisation, les droits de propriété
intellectuelle et la gestion de personnels. Les partenaires qui
envisagent de telles alliances doivent peser leur degré de
compatibilité, y compris en matière de stratégies, de ressources et
d’organisation.
La compatibilité stratégique renvoie à la question du partage des buts et de la vision à long terme avec le partenaire. Il ne s’agit pas simplement de conclure une transaction et de réaliser des profits rapides. Il faut structurer chaque alliance pour l’ajuster aux objectifs poursuivis et aux différentes étapes de réalisation prévisibles. Les firmes ne devraient pas conclure d’alliance tant qu’elles ne disposent pas au moins d’un prototype ou d’une technologie fonctionnelle, voire de preuves de l’intérêt des consommateurs.
L’évaluation de la compatibilité en matière de ressources repose sur l’aptitude des partenaires à prouver qu’ils disposent des ressources et des capacités nécessaires pour réussir. Une complémentarité efficace en ce domaine ne peut être réalisée sans surmonter le syndrome du "pas inventé ici" et sans dissiper toute crainte que l’alliance ne conduise à une perte de capacités ou d’emplois. Ce n’est qu’à cette condition que chaque partenaire pourra prendre pleinement en compte les idées et les produits de l’autre participant afin de tirer vraiment parti de ses compétences technologiques et de ses capacités de production, de commercialisation, de distribution ou autres. C’est ainsi que P&G fait appel a ce qu’elle dénomme des tables de jeu technologique pour déterminer comment des acquis technologiques dans un domaine pourraient affecter d’autres produits.3 On se pose des questions telles que : « Laquelle de nos technologies stratégiques devons-nous renforcer pour mieux affronter nos rivaux ? » ou : « De toutes les technologies dont nous disposons déjà, lesquelles voulons-nous céder sous licence, vendre ou codévelopper encore ? »
La compatibilité entre organisations revient à harmoniser les mécanismes d’apprentissage et de coordination utilisés par les partenaires dont les cultures respectives doivent aussi être conciliables. Cette proximité culturelle concerne le partage des valeurs commerciales, un sentiment d’égalité entre partenaires et la conviction que chacun prend en compte les intérêts de l’autre, y compris la protection de la propriété intellectuelle. Ce dernier aspect est essentiel : les règles applicables en la matière doivent être clairement énoncées et affectent directement la structure des contrats. Le renforcement des lois qui gouvernent la propriété intellectuelle, dans le sillage de l’entrée de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce et du vote de la loi sur les brevets en Inde en 2005, ont encouragé des firmes non asiatiques à conclure des accords de licence et à collaborer avec des partenaires asiatiques. Pour s’allier à un partenaire étranger, il est cependant indispensable d’acquérir beaucoup de connaissances locales. Tout investissement est périlleux si l’on ne dispose pas sur place de personnels issus de la culture locale. Le risque est d’autant plus grand que la manière dont on parle la langue, avec ses tons et ses nuances peut radicalement modifier le sens des mots.
L’apprentissage de la conduite des alliances est aussi une fonction de direction, qui doit être armée pour arbitrer et résoudre les conflits inopinés4. Il peut se produire que les connaissances du partenaire ne soient pas correctement comprises ou que le destinataire prévu rejette les informations qui lui sont transmises. Les partenaires peuvent parfois mettre en doute la réalité de leurs efforts respectifs et l’étendue des avantages que leur apporte l’alliance. Il faut alors que les responsables sachent réduire ces tiraillements et rééquilibrer les relations. Il peut aussi arriver qu’il soit nécessaire d’ajuster les objectifs d’apprentissage pour la suite de l’alliance afin de continuer à rechercher les connaissances les plus utiles. Il est essentiel que le leadership ne soit pas obnubilé par des questions de propriété et de structure, afin de rester capable d’harmoniser les échanges de connaissances entre les partenaires et de préserver l’équilibre de l’alliance.
Il est aussi indispensable que les dirigeants et les technologues aient l’expérience des réalités concrètes de l’alliance et se rendent sur le terrain chez les partenaires, même si leurs visites n’ont pas d’objectifs bien définis. C’est ainsi qu’un manager de General Motors qui a travaillé à NUMMI (dont il fut l’un des 2 000 visiteurs entre 1984 et 1988) a décrit son expérience comme lui ayant inspiré « Un sentiment de ferveur. Ce que nous voyions était nettement mieux, plus facile et plus efficace que chez GM. Nous pensions que GM ne pouvait que voir la lumière. Nous savions que NUMMI pouvait exercer une influence profonde sur GM. »5 À première vue, ces tâches peuvent apparaître comme inutiles et coûteuses, mais elles permettent en fait d’opérer des recoupements de l’information disponible, en poursuivant des activités et en exerçant des responsabilités de direction qui encouragent les apprentissages. Dans ce cas, l’utilité de l’acquisition d’expérience fait plus que compenser le coût des missions des employés sur le terrain de l’alliance. Avec le temps, ces échanges renforcent la confiance entre partenaires, confiance qui a une importance critique dans la mesure où elle facilite l’échange de connaissances. La connaissance est l’un des actifs qui connaissent la croissance la plus forte dans un partage, et la confiance assure une croissance exponentielle des connaissances dont dispose l’alliance.
L’apprentissage des alliances appelle aussi le développement de mécanismes pour recueillir et diffuser des connaissances d’un projet à un autre, afin que les aperçus glanés à l’occasion d’un événement particulier puissent être mis à profit dans des activités ultérieures. De nombreuses entreprises créent des banques de données où sont emmagasinés des contrats, des accords importants, des communiqués de presse et autres documents. Une énorme quantité de connaissances et de savoir-faire n’est pourtant jamais écrite et n’est que rarement organisée pour être exploitable par d’autres, parce qu’elle reste enfermée dans les cerveaux de quelques personnes. En d’autres termes, des informations peuvent être consignées dans une bibliothèque où les principaux acteurs enregistrent leurs expériences, mais l’information se prête à bien des interprétations et ne devient connaissance qu’après avoir été traitée par le cerveau humain. Un vrai management de la connaissance va donc au-delà de l’information explicite contenue dans les manuels et les banques de données pour s’efforcer de saisir les expériences et les intuitions des personnels, afin de répondre aux interrogations de leurs collègues. On pourra transmettre des connaissances d’un projet à l’autre en organisant des séminaires informels pour revenir sur les leçons qui ont été tirées, les succès, les échecs et les carences de telle ou telle alliance. Ces séminaires doivent être régulièrement répétés, mais ils se révèlent les plus utiles dans les petites entreprises car les informations ne se diffusent pas aisément dans les grandes. Il y est très difficile de discuter ouvertement des obstacles et des problèmes rencontrés par une alliance. Bien des leçons précieuses sont ainsi ignorées, car considérées comme seulement pertinentes pour l’autre partenaire et donc non généralisables. Il est donc important de préserver une culture d’ouverture et de tolérance au sein de l’entreprise.
L’apprentissage collectif grâce aux alliances appelle donc en somme des changements culturels qui non seulement exigent que l’entreprise s’ouvre aux idées venues de l’extérieur, mais qui lui demandent aussi d’encourager les échanges d’idées en son sein. Car, en dernière analyse, quel est l’intérêt de faire circuler des décideurs et des technologues parmi les partenaires d’une alliance, si l’on ne diffuse pas ce qu’ils ont appris quand ils reviennent dans l’entreprise ? Si les échanges internes de connaissances sont insuffisants, ces personnes bien informées ne pourront influer sur les changements d’organisation dans leur entreprise. Il est probable qu’ils seront déçus et quitteront leur entreprise au profit d’un concurrent ou même d’un partenaire de l’alliance. C’est pour éviter une telle fuite de cerveaux que BP a mis en place un système de localisation des expertises : les membres du personnel peuvent y faire appel pour identifier dans l’entreprise le spécialiste pertinent pour un problème donné. L'entreprise a en outre élargi le profil des tâches de chaque spécialiste pour y inclure l’aide à son successeur. Dans le même esprit, GM fait appel au réseau informel des 170 managers qui ont œuvré chez NUMMI et sont toujours chez GM, pour diffuser des connaissances sur les pratiques de management japonaises et expliquer au reste de l’entreprise pourquoi NUMMI est cité en exemple chez GM. Les mesures qui vont dans le même sens comprennent des récompenses pour le partage de connaissances, l’encouragement de l’esprit d’équipe et les investissements qui accroissent les capacités d’interaction des employés.
Enfin, et bien que les alliances représentent une voie séduisante pour le partage des compétences et le développement de connaissances nouvelles, leurs coûts ne doivent pas être sous-estimés. Ces coûts s’expriment en termes de temps et d’énergie pour les managers, de changements d’organisation et de limites éventuelles de la liberté de choix stratégiques. Ils peuvent en dernière analyse excéder les coûts de transaction qui sont plus visibles. Les alliances n’en restent pas moins une option stratégique viable dans le contexte actuel d’économie fondée sur l’utilisation intensive des matières grises. Les entreprises qui sont capables de gérer des alliances bénéficient d’un avantage concurrentiel découlant d’une réduction des coûts de transaction qui va de pair avec l’augmentation des créations de valeurs en appui sur l’innovation.
1 2 « Sleeping with the enemy », IndustryWeek, Mai 2005
3 L. Huston and N. Sakkab, "Connect and develop", Harvard Business Review, mars 2006
4 5 A. C. Inkpen, "Learning through alliances", California Management Review, Été 2005
Anastasios Karamanos est professeur assistant de stratégie à l'ESSEC. Il était auparavant chercheur associé au Centre of Business Research de l’Université de Cambridge, où ses travaux portaient sur la stratégie commerciale des jeunes sociétés de biotechnologie au Royaume-Uni. Il poursuit ses recherches et enseigne dans le domaine du management stratégique et de l’innovation, avec un intérêt tout particulier pour les alliances technologiques et les réseaux d’innovation.
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