Par Laurent Bibard, Professeur de management à l’ESSEC, Directeur du pôle MBA
Il est demandé aux managers une écoute et une vigilance de tous les instants. Ils doivent garantir une performance immédiate et visible de leurs équipes tout en étant à l'écoute de toutes les informations nouvelles, de tous les signaux forts ou faibles, des changements de l'environnement.
En 1986, la navette Challenger explosait 74 secondes après son décollage. Différentes personnes au sein de la NASA, dont certains experts, avaient tenté d'alerter les décideurs du danger qu'il y avait à lancer la navette par un temps estimé trop froid pour garantir le bon fonctionnement de joints d'étanchéité sur les boosters latéraux de la fusée remplis de combustible. En 2003, la navette Columbia se désintègre en retrouvant l'atmosphère, suite à la perte au décollage de morceaux de la surface du réservoir central de la fusée : faisant partie des déchets habituels au décollage, cette perte avait pourtant été jugée significativement dangereuse par l'équipe d'ingénieurs chargée d'analyser les déchets associés au décollage. Dans ce cas non plus, l'équipe n'a pas réussi à se faire entendre du système décisionnel collectif de la NASA. (...)
Dans le rapport d’enquête consécutif à ce deuxième accident, la NASA déplore officiellement n’avoir pas su apprendre du premier accident précédent celui-là de dix-sept ans, et présentant des conditions générales préalables extrêmement semblables voire structurellement identiques : un problème technique significatif, dûment identifié par certains acteurs au sein de l’organisation, et une incapacité de ces derniers à se faire entendre, car une incapacité structurelle du collectif de la NASA à écouter. Ce qui a été en jeu à chaque fois est une difficulté constitutive, à la fois individuelle et collective, d’entendre une information réputée n’être que du « bruit » ou ne rien signifier. Ce qui est en jeu au sein des organisations est, au quotidien, la capacité individuelle et collective à la fois d’intégrer dans les processus décisionnels des informations nouvelles, parfois si nouvelles ou si contraires à ce que l’on a l’habitude ou le désir de faire qu’elles passent pour ne rien être, car ne rien signifier. Ce problème de l’écoute en situation de nouveauté et donc d’innovation, exceptionnelle ou quotidienne, dépasse largement le cas d’accidents aussi spectaculaires que ceux de ces deux navettes de la NASA, et concerne le management au quotidien et en particulier les managers eux-mêmes, qui conduisent leurs équipes. On peut décrire et poser le problème de la manière suivante
Les entreprises sont actuellement soumises à une tension croissante : d'une part, il leur faut assurer de manière visible pour leurs actionnaires des performances idéalement totalement garanties et vérifiables (systèmes de reporting, multiplication des procédures d'audit, démarches qualité, etc.) et, d'autre part, elles doivent prendre en compte un environnement économique, social, voire politique, de plus en plus aléatoire et incertain. Or, la compétence, et donc la performance des organisations, est toujours tôt ou tard le résultat de la répétition d'un travail bien fait. Autrement dit, la performance s'acquiert en répétant ce que l'on sait déjà faire et que l'on fait bien. Pour prendre un exemple hors du domaine de la gestion, mais particulièrement illustratif, la chirurgie, pour être efficace, implique que les médecins interviennent le plus souvent possible. Un chirurgien qui a peu l'occasion d'intervenir perd tôt ou tard sa compétence, son habileté, son savoir-faire. Et ceci vaut tout autant pour les équipes qui le secondent. Autrement dit, la performance est fonction d'une répétition des tâches quotidiennes des organisations, laquelle répétition, par l'intériorisation quasi réflexe des compétences, garantit la qualité des opérations de tous les jours. L'efficacité, la qualité, le savoir et le savoir-faire vont toujours de pair, résultant d'un apprentissage de routines vertueuses bien huilées.
C'est une question de communication entre les différents métiers des entreprises. Cette difficulté apparaît en particulier lorsqu'il faut conjoindre des logiques constitutivement différentes, comme c'est le cas précisément dans les innovations La problématique fondamentale de toute innovation est non seulement de mettre au point un bon et beau produit, mais également et au moins tout autant de l'adresser à un marché (déjà existant ou non), le vendre, et en faire si possible un succès commercial (c'est la définition de l'innovation donnée par le premier économiste à s'intéresser sérieusement à la question, Joseph Schumpeter). Or, quoi de plus éloignés qu'un ingénieur qui rêve à un produit impeccable techniquement, et un commercial qui rêve à son utilisation par un usager acheteur? Les deux logiques de la conception et de la vente n'ont à l’origine rien à voir, et il y a un gouffre récurrent entre elles - typiquement, fonction des routines vertueuses qu'implique l'acquisition des compétences dans chacun de ces métiers.
Le problème est que les mécaniques bien huilées suffisent rarement à la bonne gestion des organisations. Car plus on sait bien faire quelque chose, plus on répète ce que l'on sait faire, moins l'on est spontanément capable de comprendre et d'intégrer de nouvelles informations, éventuellement contradictoires avec celles qu'on connaissait déjà pour mener à bien son travail. Seuls les meilleurs s’appuient au quotidien sans y penser sur leur savoir-faire pour innover continûment. Autrement dit, l'environnement sans cesse et même de plus en plus changeant de la vie économique, impliquant en plus des éléments souvent totalement étrangers à la gestion (conflits religieux ou tout simplement politiques, questions sociales, diversités culturelles impliquées par la mondialisation, etc.), ne se prête pas du tout à la répétition mécanique de logiques bien apprises. Il implique au contraire d'apprendre à intégrer tous les jours des informations nouvelles, inconnues, voire à première vue parfois incompréhensibles, pour que les entreprises ou les organisations dont font partie les managers non seulement se déploient, mais durent tout simplement. C'est ce qu'exprime cet ensemble de vocabulaire actuellement très en vogue dans le management, qui enjoint les managers à tous niveaux de travailler évidemment à l'international, de développer des compétences interculturelles, de travailler par projets, d'intégrer les logiques de différents métiers, etc. Autrement dit, il faudrait idéalement être capable d'accueillir tout type d'information extérieure et nouvelle, parce que les institutions évoluent désormais dans un environnement en cours de mondialisation, et de plus en plus complexe.
Ceci vaut tout autant pour l'évolution des technologies. L'innovation est si constante, les changements techniques si permanents, que la seule chose qui soit certaine et durable dans le management est le changement. Au total, les managers sont confrontés à la situation contradictoire, très difficile à gérer; de devoir à la fois 1) garantir une performance immédiate, visible et contrôlable de leurs équipes pour satisfaire aux critères de leurs systèmes de gouvernance, garantissant le contrôle des opérations de leurs entreprises, et fondée sur la répétition de tâches connues, et 2) se tenir entièrement ouverts à toutes les nouveautés techniques, économiques, voire sociales, culturelles et politiques de leur environnement immédiat ou lointain. Cette situation extrêmement exigeante et contradictoire caractérise de façon de plus en plus prégnante la gestion, et exige des managers une capacité d'écoute exceptionnelle de leur environnement comme de leurs équipes. Autrement dit, la compétence la plus nécessaire dans un tel environnement et au coeur d'une telle contradiction, est à la fois celle d'être extrêmement vigilant, de faire faire au mieux ce qui se fait déjà dans l'entreprise, et de garantir une écoute de l'environnement particulièrement attentive aux signaux forts ou faibles des changements de l'environnement.
Evidemment, la question devient de savoir comment garantir au quotidien cette virtuosité de la capitalisation sur l’acquis pour s’élancer sans cesse vers le nouveau, et en tout cas se tenir à l’écoute de ce que l’on n’a encore jamais fait ni connu. Il n’est pas possible ici de donner les quelques recettes qui sauvent. Mais il est utile de noter que, puisque cette double compétence ou aptitude demande une vigilance de tous les instants, le premier savoir-faire à cultiver pour atteindre ce niveau d’écoute et de réactivité est une capacité de détente et d'oubli lorsque l’on se repose tout aussi ... performante !
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